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Permanence n°588

La France au défi de sa culture


ALAIN FINKIELKRAUT OU LA VIE AVEC LA PENSÉE

Ce qui caractérise probablement le mieux Alain Finkielkraut, c’est la vie avec la pensée. Récit d’une rencontre avec notre grand témoin de ce dossier sur la culture. 

Alain Finkielkraut nous a reçus, Benoît Dumoulin et moi, chez lui à Paris, quelques jours avant Noël. Très certainement, il s’agit d’une rencontre singulière avec l’un des intellectuels les plus marquants de notre temps, parfois réduit par le médiocre spectacle médiatique à quelques formules dites « polémiques » ou « controversées », selon les mots courants du langage dérisoire des médias. Dans La Défaite de la pensée, en 1987, Alain Finkielkraut définit la culture comme « la vie avec la pensée ». Si l’on devait absolument réduire Finkielkraut à quelque chose, le résumer en deux mots, nous pourrions dire : Alain Finkielkraut, c’est une vie consacrée à la pensée. Il y a, dans la conversation avec lui, une respiration, de délicieux silences au cœur d’un long et lent déve- loppement suspendu pour un moment par l’orateur. Et si l’on tend vraiment l’oreille à cet instant, on entend le murmure de la pensée.

Une vie avec la pensée, c’est une affaire d’amour : aimer la vérité, la chercher, sans certitude de l’avoir dénichée dans les complexités et les zones grises de l’existence ; aimer la langue qui exprime la pensée ; aimer les gens qui parlent cette langue particulière qui colore les idées d’une beauté inimitable, d’un tour d’esprit, d’une manière de voir et de dire le monde ; aimer d’une préférence parti- culière le pays qui a produit cette langue… Il me semble que c’est ainsi qu’Alain Finkielkraut aime la pensée et l’a épousée comme on répond à une vocation, à un appel invincible qui vient de l’extérieur de soi, d’une autre chose que soi, dont on pressent qu’elle est plus grande que soi, qu’elle précède le soi et qu’elle lui survivra.

Voici peut-être une forme de transcendance et d’espérance de l’éternité pour un homme qui croit, avec une malheureuse certitude précise-t-il, qu’il n’y a rien au-delà de la mort.

Un sentiment de tendresse poignante 

Lors de son discours de réception à l’Académie française en 2016, Alain Finkielkraut se référait à la philosophe Simone Weil et à son patriotisme de compassion, lequel exprime un « sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse et périssable ». Voici un philosophe dont l’âme est éprise de ce noble sentiment. Il cite Mona Ozouf, laquelle définit la France comme une « patrie littéraire ». Répondant à Jean Birnbaum en conclusion du « Forum philo » du Mans en 20191, Alain Finkielkraut posait alors une question cruciale : « Si la France devient définitivement post-littéraire, sera-t-elle encore une patrie ? » Il y a dans cette question une angoisse existentielle.

Benoît Dumoulin et moi avons choisi Alain Finkielkraut comme grand témoin de ce dossier sur la culture parce que nous sommes aussi, en quelque sorte, angoissés, touchés par cet angor patriae qui n’est pas une pathologie mais un appel, là encore, à prendre soin de ce que l’on aime. Si nous avons choisi un tel témoin, que d’aucuns qualifient de « pessimiste », c’est probablement pour exciter un « sentiment de tendresse poignante pour une chose belle, précieuse et périssable », sentiment fort qui pousse à ne pas baisser les bras. Il n’y a rien de pire que de se désensibiliser de ce que l’on aime et qui est en péril : on souffre moins, peut-être, mais c’est un leurre. Je repense à cette philosophie existentielle pour notre temps d’épreuves, proposée par Martin Steffens : « Il y a un combat intérieur pour ne pas devenir des cœurs de pierre, ne pas nous habituer, être indifférents, ou au contraire désespérer. Soyons toujours dans cette juste souffrance qui nous est insupportable. » Le procès en pessimisme a quelque chose de ridicule : conjurer absolument et par principe tout pessimisme, c’est choisir de mourir sous anesthésie.

L’homme est un animal culturel ; et il est un animal littéraire lorsqu’il déploie la civilisation. La capacité d’avoir une vision littéraire – et pas seulement conceptuelle – du monde est peut-être ce qui peut sauver quelque chose de l’homme et du monde ici- bas. C’est l’avertissement lancé par Finkielkraut dans son dernier essai, intitulé L’Après Littérature : ce monde devient aveugle à lui- même quand il congédie la compréhension littéraire de ce qu’il est. « La littérature a cessé d’éduquer les sensibilités, de façonner les âmes. Elle n’est plus un moyen de connaissance », regrette-t-il. Et il ajoute : « La littérature, c’est le rappel que le concept n’a pas le monopole de la pensée, c’est l’admirable tremblement du sens. » Que l’on songe aux Fleurs du mal de Charles Baudelaire et à ce que ce recueil exprime de la tragédie de la condition humaine, et l’on comprend alors que l’indicible devient, non seulement exprimable, mais encore sublimé et magnifié par la langue et par le génie du poète. C’est ainsi que l’œuvre sauve quelque chose de la condition humaine, ce que n’avaient pas compris ses censeurs.

Une fois l’entretien avec Alain Finkielkraut achevé, nul désespoir ne nous saisit. Au contraire, il y a le bonheur d’une telle rencontre ; et il y a surtout cette conviction intime que le combat pour la culture qui façonne notre civilité française vaut la peine d’être mené et qu’il peut être gagné, à force de volonté et d’amour, pour ouvrir une voie vers la continuité historique de notre « patrie littéraire ».

Guillaume DE PRÉMARE

1. 10 novembre 2019, « Forum philo » du Mans, au palais des congrès et de la culture, avec Le Monde et Le Mans Université.

 

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